27

Quand Wallander se réveilla ce dimanche matin, il sentit qu’il avait bien dormi. Cela faisait très longtemps que ça ne lui était pas arrivé. Il était plus de huit heures. Par l’ouverture du rideau, il aperçut un coin de ciel bleu. Il continuait à faire beau. Il resta un moment couché, à écouter les bruits. Puis il se leva, enfila son peignoir propre et jeta un coup d’œil dans la chambre voisine. Linda dormait toujours. Il se sentit un court instant revenu au temps où elle était enfant. Cela le fit sourire. Il alla dans la cuisine faire du café. Le thermomètre à la fenêtre de la cuisine indiquait déjà 19 degrés. Quand le café fut prêt, il prépara un plateau pour Linda. Il se souvenait de ce qu’elle prenait. Un œuf à la coque, du pain grillé, quelques tranches de fromage et des quartiers de tomate. À boire, rien que de l’eau. Il but son café et attendit qu’il soit neuf heures moins le quart. Puis il alla la réveiller. Elle sursauta en entendant son nom. Quand elle vit le plateau, elle éclata de rire. Il s’assit sur le bord du lit et la regarda manger. Il n’avait pas pensé un seul instant à l’enquête depuis la réflexion fugitive qu’il s’était faite en se réveillant. Il avait déjà ressenti la même chose, notamment lors d’une enquête sur un couple de paysans âgés assassinés dans une ferme isolée du côté de Knickarp. Tous les matins, en quelques secondes, l’enquête défilait à toute vitesse dans sa tête, avec tous les détails et toutes les questions non résolues imbriquées.

Elle repoussa le plateau et se rejeta en arrière dans le lit en s’étirant.

— Qu’est-ce que tu as fait debout, cette nuit ? demanda-t-elle. Tu avais du mal à dormir ?

— J’ai dormi comme un loir. Je ne me suis même pas levé pour aller aux toilettes.

— Alors j’ai dû rêver.

Elle bâilla.

— Il m’a semblé que tu ouvrais ma porte et que tu entrais dans ma chambre.

— Tu as dû rêver. Pour une fois, j’ai dormi toute la nuit sans interruption.

Une heure plus tard, Linda quitta l’appartement. Ils avaient convenu de se retrouver à Österportstorg à sept heures du soir. Linda lui avait demandé s’il avait conscience que c’était précisément l’heure où la Suède allait jouer en quart de finale contre l’Arabie Saoudite. Wallander avait répondu que ça lui était bien égal. En revanche, il avait parié que la Suède allait gagner 3-1, et il avait donné une fois de plus cent couronnes à Martinsson. On avait prêté un local commercial vide aux deux jeunes filles pour répéter. Une fois seul, Wallander sortit son fer et sa planche et commença à repasser ses chemises propres. Il en eut assez au bout de deux chemises et alla téléphoner à Baiba. Elle répondit presque aussitôt, et il sentit qu’elle était heureuse de son appel. Il lui dit que Linda était venue le voir, et que ça faisait longtemps qu’il ne s’était pas senti aussi reposé. Baiba aurait bientôt fini ses cours à l’université. Elle parla de leur voyage à Skagen avec une excitation presque puérile. Après avoir raccroché, Wallander alla dans la salle de séjour et mit le disque d’Aida très fort. Il se sentait joyeux, plein d’énergie. Il alla s’asseoir sur le balcon et parcourut consciencieusement les quotidiens des derniers jours. Il sauta les comptes rendus de l’enquête : il s’était mis en congé, et s’était autorisé à ne pas penser jusqu’à midi. Alors il reprendrait le travail. Les choses ne se passèrent cependant pas tout à fait comme il l’avait prévu. Per Åkeson l’appela dès onze heures et quart. Il avait eu le procureur général de Malmö au téléphone et ils avaient discuté de la requête de Wallander. Åkeson avait le sentiment que Wallander aurait la réponse à certaines de ses questions à propos de Louise Fredman dans très peu de jours. Cependant, il avait une hésitation dont il voulait lui faire part.

— Ce n’aurait pas été plus simple de demander à la mère de répondre à tes questions ?

— Je ne sais pas. Je ne suis pas sûr que j’aurais la vérité que je veux.

— Et quelle est cette vérité ? Si tant est qu’il y en ait plus d’une ?

— La mère protège sa fille. C’est naturel. Moi aussi, je le ferais. Même si elle me racontait ce qu’il en est vraiment, sa description serait déformée par son désir de protéger sa fille. Les dossiers ou les rapports médicaux parlent un autre langage.

— Je pars du point de vue que c’est toi qui sais, dit Åkeson, en promettant de le rappeler lundi s’il avait du nouveau.

Sa conversation avec Per Åkeson avait ramené Wallander à l’enquête. Il décida de prendre un cahier et d’aller s’asseoir dehors pour en revoir le déroulement pour la semaine à venir. Il commençait à avoir faim et se dit qu’il allait s’offrir un déjeuner ce dimanche. Il sortit de son appartement un peu avant midi, vêtu de blanc comme un joueur de tennis, sandales aux pieds. Il roula vers Österlen, avec l’idée qu’il pourrait passer dire bonjour à son père un peu plus tard dans la journée. S’il n’avait pas eu cette enquête sur le dos, il les aurait invités à déjeuner quelque part, lui et Gertrud. Mais il avait besoin d’être seul. Pendant la semaine, il était tout le temps entouré de gens, il était impliqué dans des conversations et dans les réunions. Maintenant, il voulait être seul. Sans s’en rendre vraiment compte, il roula jusqu’à Simrishamn. Il s’arrêta sur le port et fit une petite promenade. Puis il alla manger au Bistrot du port. Il s’assit à une table libre dans un coin et observa les vacanciers qui remplissaient le restaurant. L’homme que je recherche est peut-être ici parmi eux, songea-t-il. Si Ekholm a raison, si le tueur mène une vie tout à fait normale, sans que transparaisse le moindre signe qu’il a en lui un esprit malade qui l’autorise à soumettre d’autres gens à la pire des violences, il peut bien être un des clients de ce restaurant.

Et le caractère estival de cette journée lui fila aussitôt entre les doigts. Il se mit à revivre tout ce qui s’était passé. Pour une raison obscure, le point de départ fut la jeune fille qui s’était immolée par le feu dans le champ de Salomonsson. Elle n’avait rien à voir avec le reste, personne ne lui avait planté de hache dans le dos ou dans la tête. Et pourtant, c’est par elle que commença Wallander. C’était toujours par elle qu’il commençait chaque fois qu’il faisait un retour sur l’enquête. Ce dimanche-là, au Bistrot du port à Simrishamn, il ressentit une légère inquiétude. Il se souvenait vaguement que quelqu’un lui avait dit quelques mots relatifs à la jeune fille morte dans le champ de colza, il resta la fourchette à la main à tenter de ressusciter cette pensée. Qui avait prononcé cette phrase ? Dans quel contexte ? Dans quelle mesure était-ce important ? Au bout d’un moment, il abandonna. De toute façon, ça lui reviendrait tôt ou tard. Avec l’inconscient, il fallait toujours une certaine patience. Comme pour prouver qu’il était vraiment habité par cette patience, il commanda exceptionnellement un dessert. Il avait d’ailleurs constaté avec satisfaction que le pantalon d’été qu’il mettait pour la première fois cette année lui serrait nettement moins la taille que l’année dernière. Il mangea une tarte aux pommes et commanda un café. Durant l’heure suivante, il tenta une nouvelle fois de revoir le déroulement de l’enquête. Il essaya d’analyser ses pensées, de la même manière qu’un acteur critique considère le texte d’une pièce qu’il lit pour la première fois. Où étaient les carences, les failles ? Où les pensées avaient-elles été mal formulées ? Où ai-je mélangé abusivement les faits avec les circonstances ? Où est-ce que j’ai trop simplifié, au point d’en tirer des conclusions fausses ? Il parcourut à nouveau intérieurement la maison de Wetterstedt, son jardin, la plage, Wetterstedt marchait devant lui, il jouait lui-même le rôle de l’assassin qui le suivait comme une ombre silencieuse. Il monta sur le toit du garage et lut un vieux numéro de Superman en attendant que Wetterstedt vienne s’asseoir à son bureau pour feuilleter sa collection de photographies pornographiques anciennes. Puis il fit de même avec Carlman, appuya une moto contre le baraquement de cantonnier, suivit le chemin de terre jusqu’à la colline, depuis laquelle il avait une bonne vue sur la ferme. Il prenait de temps en temps une ou deux notes. Le toit du garage. Qu’est-ce qu’il espère y voir ? La colline de Carlman. Jumelles ? Il parcourut méthodiquement tout ce qui s’était passé, aveugle et sourd à toute l’agitation autour de lui. Il rendit une nouvelle fois visite à Hugo Sandin, il parla à nouveau avec Sara Björklund et nota qu’il fallait la recontacter. Peut-être les mêmes questions auraient-elles d’autres réponses, plus réfléchies ? Et en quoi consisteraient les différences ? Il pensa longuement à la fille de Carlman qui lui avait donné une gifle, il pensa à Louise Fredman. Et à son frère si bien élevé. Il s’aperçut vite que ce retour en arrière lui avait donné une abondance de renseignements. Il était bien reposé, sa fatigue s’était envolée, ses pensées s’élevaient légèrement, poussées par le vent favorable de sa forme retrouvée. Quand, pour finir, il régla l’addition, il s’était passé plus d’une heure. Il jeta un coup d’œil aux notes griffonnées sur son cahier, comme si ç’avait été des formules magiques, puis il quitta le Bistrot du port. Il alla s’asseoir sur un des bancs du parc devant l’hôtel Svea et regarda la mer. Il soufflait une légère brise tiède. L’équipage d’un voilier battant pavillon danois menait une lutte inégale contre un spinnaker rétif. Wallander relut ses notes. Puis il glissa le cahier sous sa cuisse.

Le point commun aux meurtres était en train de se déplacer. Il passait des parents aux enfants. Il pensa à la fille de Carlman et à Louise Fredman. Était-ce un pur hasard que l’une tente de se suicider à la mort de son père et que l’autre soit internée en hôpital psychiatrique depuis longtemps ? Cela lui parut soudain difficile à croire. Wetterstedt était l’exception. Il n’avait que deux enfants adultes. Wallander se souvint de ce que Rydberg avait dit une fois. Ce qui arrive en premier n’est pas nécessairement le début. Et si c’était le cas cette fois-ci ? Il essaya de s’imaginer le meurtrier en femme. Mais c’était impossible. La force physique dont ils avaient vu les preuves, les scalps, les coups de hache, l’acide dans les yeux de Fredman : c’était forcément un homme. Pour tuer des hommes, c’était forcément un homme. Les femmes, elles, se suicidaient ou sombraient dans la folie. Il se leva et alla s’asseoir sur un autre banc, comme pour marquer qu’il y avait aussi d’autres explications plausibles. Gustaf Wetterstedt avait été mêlé à des affaires louches, tout ministre de la Justice qu’il était. Il existait un lien vague, mais néanmoins bien établi, entre lui et Carlman. Il s’agissait d’œuvres d’art, de vols, peut-être de faux. Il s’agissait en premier lieu d’argent. Il n’était pas impossible qu’on fasse entrer Björn Fredman dans le même secteur, à condition de creuser suffisamment profond. Il n’avait rien trouvé dans le dossier de Forsfält. Mais ce n’était pas à exclure. En fait, rien n’était à exclure.

Perdu dans ses pensées, Wallander regarda le bateau danois dont l’équipage commençait à replier le spinnaker. Puis il sortit son cahier et relut les derniers mots qu’il avait écrits. La mystique. Les meurtres avaient un caractère de rituel. Il l’avait pensé de son côté, et Ekholm l’avait fait remarquer lui aussi lors de la dernière réunion de travail. Scalper était un rituel, comme l’était toute prise de trophée. Le sens du scalp était le même que celui de la tête d’élan sur le mur du chasseur. C’était la preuve. La preuve de quoi ? Vis-à-vis de qui ? La preuve pour le meurtrier lui-même ou pour quelqu’un d’autre aussi ? Pour un dieu ou un diable apparu dans un cerveau malade ? Pour quelqu’un d’autre dont le comportement quotidien était aussi anodin, aussi banal que celui du meurtrier ? Wallander pensa à ce qu’Ekholm avait dit des sacrifices et des rites initiatiques. On sacrifiait pour qu’un autre ait la grâce. D’être riche, d’obtenir la fortune, la santé ? Il y avait beaucoup de possibilités. Certaines bandes de motards avaient des règles bien précises pour l’admission de nouveaux membres. Aux États-Unis, il n’était pas rare qu’il faille tuer quelqu’un, désigné par la bande ou par le hasard, pour prouver sa valeur et être ainsi admis. Cet usage macabre était arrivé jusqu’ici. Wallander s’arrêta un instant aux bandes de motards, qui existaient aussi en Scanie, en repensant au baraquement de cantonnier, en bas de la colline de Carlman. Ça donnait le vertige de penser que les indices, ou plutôt le manque d’indices, le menait aux bandes de motards. Wallander repoussa cette pensée.

Il se leva et retourna s’asseoir sur le premier banc. Il était revenu au point de départ. Où ce retour en arrière l’avait-il mené ? Il n’arriverait pas plus loin s’il n’avait personne avec qui parler. Il pensa à Ann-Britt Höglund. Peut-être pouvait-il se permettre de la déranger un dimanche après-midi ? Il se leva et alla téléphoner de sa voiture. Elle était chez elle. Il était le bienvenu. Avec un sentiment de mauvaise conscience, il repoussa à plus tard sa visite chez son père. C’était maintenant qu’il devait mettre ses réflexions à l’épreuve. S’il attendait, il y avait fort à craindre qu’il se perde dans ses enchaînements de pensées. Il retourna à Ystad, en roulant légèrement au-dessus des vitesses limites. Il n’avait pas entendu parler de contrôles de vitesse ce dimanche-là.

 

Il était quinze heures quand il s’arrêta devant la maison d’Ann-Britt. Elle l’accueillit, vêtue d’une robe claire. Ses deux enfants jouaient dans un jardin voisin. Elle fit asseoir Wallander dans une balancelle et s’installa dans un fauteuil en rotin.

— Je ne veux pas te déranger, dit-il. Tu as tout à fait le droit de refuser.

— J’étais fatiguée hier, répondit-elle. Nous sommes tous fatigués. Aujourd’hui, ça va mieux.

— La nuit dernière a dû être le grand sommeil des policiers. On atteint parfois un point où on ne peut plus rien tirer de nous. Hier, nous en étions là.

Il raconta son tour vers Österlen, et ses allées et venues entre les deux bancs du parc près du port.

— J’ai tout passé en revue. Il arrive qu’on fasse des découvertes étonnantes. Mais tu sais ça.

— Je compte beaucoup sur le travail d’Ekholm, dit-elle. Avec des ordinateurs bien programmés, on peut faire des corrélations et des croisements entre tous les éléments d’une enquête et trouver des correspondances auxquelles on n’a pas pensé. Les ordinateurs ne pensent pas. Mais ils font parfois mieux le lien que nous.

— Mon scepticisme devant les ordinateurs doit venir de mon âge. Mais j’espère qu’Ekholm réussira à retrouver le meurtrier avec ses hypothèses comportementales. Ça m’est complètement égal de savoir qui posera la nasse dans laquelle il va être pris. Du moment qu’on le prenne. Vite.

Elle le regarda avec gravité.

— Il va frapper encore une fois ?

— Je crois bien. Sans arriver à déterminer vraiment pourquoi, j’ai le sentiment qu’il y a quelque chose d’inachevé dans l’image de ces meurtres. Si tu me permets l’expression. Il manque quelque chose. Ça me fait peur. Ça veut dire qu’il va frapper à nouveau.

— Comment trouver l’endroit où Fredman a été tué ?

— On ne le trouvera pas. Sauf si on a de la chance. Ou si quelqu’un a entendu quelque chose.

— Je suis allée me renseigner. Voir si quelqu’un aurait entendu des cris. Mais je n’ai rien trouvé.

Le cri invisible resta suspendu au-dessus de leurs têtes. Wallander se balançait doucement.

— C’est rare qu’une solution vienne comme ça, sans qu’on s’y attende du tout. Dans mes allées et venues, je me suis demandé si j’avais déjà eu l’idée qui nous donnerait la solution. Je peux avoir eu la bonne idée. Sans m’en apercevoir.

Elle songea à ce qu’il venait de dire sans répondre. Elle jetait de temps en temps un regard vers le jardin voisin où jouaient ses enfants.

— Nous n’avons rien appris à l’école de police sur le type qui prendrait des scalps et verserait de l’acide dans les yeux de ses victimes. La réalité s’est montrée tout aussi imprévisible que je le pensais déjà, à l’époque.

Wallander hocha la tête sans répondre. Puis il prit son élan, sans être certain qu’il aurait la force d’aller jusqu’au bout, et il exposa toutes les pensées qui l’avaient traversé à Simrishamn. Exposer ses pensées à un autre donnait toujours au problème un éclairage différent. Quand il avait appelé Ann-Britt, il avait espéré découvrir d’où ses pensées lui envoyaient ce signal qui lui aurait échappé auparavant. Elle écouta avec attention, presque comme une élève devant son professeur, mais elle ne l’interrompit pas une seule fois pour lui dire qu’il s’était trompé ou qu’il avait tiré une mauvaise conclusion. Une fois qu’il eut fini, elle déclara seulement qu’elle était impressionnée par sa faculté de pénétrer au cœur du matériau complexe de l’enquête, pour en extraire les éléments principaux. Mais elle n’avait rien à ajouter ni à retrancher. Même si les équations de Wallander étaient correctement posées, il manquait les composants fondamentaux. Ann-Britt ne pouvait pas l’aider, ni elle ni personne d’autre.

Elle alla chercher des tasses et une Thermos de café. Sa fille cadette vint se glisser sur la balancelle à côté de Wallander. Elle ne ressemblait pas du tout à sa mère. Elle ressemblait sans doute à son père qui était en Arabie Saoudite. Wallander se rendit compte qu’il ne l’avait jamais rencontré.

— Ton mari est une énigme vivante. Je commence à me demander s’il existe vraiment. Ou si tu l’as inventé.

— Il m’arrive de me poser la même question.

Elle rit. Sa fille disparut dans la maison.

— La fille de Carlman ? demanda Wallander en regardant la fille d’Ann-Britt disparaître. Comment ça se passe ?

— Svedberg a appelé l’hôpital hier. Elle n’avait pas encore repris conscience. Mais les médecins étaient un peu plus optimistes.

— Elle n’avait pas laissé de lettre ?

— Rien.

— Bien sûr, c’est avant tout un être humain. Mais je ne peux pas m’empêcher de la voir comme un témoin.

— Un témoin de quoi ?

— De quelque chose qui a un lien avec la mort de son père. Je n’arrive pas à me défaire de l’idée que l’heure du suicide n’a pas été choisie au hasard.

— J’ai l’impression que tu n’es pas convaincu de ce que tu dis.

— Je ne suis pas convaincu. J’avance à tâtons. Il n’y a qu’une chose incontournable dans cette enquête. Nous n’avons aucun indice concret qui nous permette d’aller de l’avant.

— Donc nous ne savons pas si nous sommes sur la bonne piste ou si nous partons dans la mauvaise direction ?

— Ou si nous tournons en rond. Ou si nous piétinons. Pendant qu’en dessous de nous, ça bouge. Et que nous, nous ne progressons pas.

Elle hésita avant de poser la question suivante.

— Peut-être ne sommes-nous pas assez nombreux ?

— Jusqu’à présent, j’ai fait barrage. Mais je commence à vaciller. La question va se reposer demain avec encore plus de force.

— Per Åkeson ?

Wallander hocha la tête.

— Que risquons-nous d’y perdre ?

— Les petites unités sont plus mobiles que les grosses. À cela on peut toujours opposer que plusieurs têtes pensent mieux. On peut prétendre, et c’est l’argument d’Åkeson, qu’on pourra travailler sur un front plus large. On déploie l’infanterie et on couvre une plus grande surface.

— Comme si on faisait une battue.

Wallander hocha la tête. Son image était frappante. Ce qui manquait, c’était un élément supplémentaire, le fait qu’ils arrivaient à peine à se repérer dans le secteur de la battue. Et le fait qu’ils ne savaient absolument pas qui ils recherchaient.

— Il y a quelque chose que nous ne voyons pas, dit Wallander. En plus, je m’évertue à retrouver une phrase que quelqu’un m’a dite. Quand Wetterstedt a été tué. Mais je ne me rappelle plus qui. Tout ce que je sais, c’est que c’est important. C’était alors trop tôt pour que je comprenne.

— Tu dis souvent que le travail de policier, c’est le triomphe de la patience.

— C’est vrai. Mais la patience a des limites. En plus, en ce moment, on peut être en train d’assassiner quelqu’un. Notre enquête ne consiste pas uniquement à résoudre des meurtres déjà commis. En ce moment, ce serait plutôt d’en empêcher de nouveaux.

— Nous faisons notre maximum.

— Comment le savons-nous ? À quoi voit-on qu’on fait son maximum ?

Elle n’avait pas de réponse. Wallander non plus.

Il resta encore un moment. À seize heures, il déclina son invitation à dîner et se leva.

— Merci d’être venu, lui dit-elle en l’accompagnant jusqu’au portail. Tu vas voir le match ?

— Non. J’ai rendez-vous avec ma fille. Mais je pense qu’on va gagner 3-1.

Elle le regarda, étonnée.

— J’ai parié le même résultat.

— Alors on gagnera ou on perdra tous les deux, dit Wallander.

— Merci d’être venu, répéta-t-elle.

— Merci pour quoi ? Merci d’avoir gâché ton dimanche ?

— Merci d’avoir pensé que j’aurais pu t’être utile.

— Je l’ai déjà dit, et je le redirai volontiers, je trouve que tu es un bon policier. En plus, tu crois à la capacité des ordinateurs de faciliter notre travail, mais aussi de l’améliorer. Moi, je n’y crois pas vraiment. Mais tu arriveras peut-être à me convaincre.

Wallander s’installa au volant de sa voiture et roula vers le centre-ville. Il entra faire quelques courses dans une boutique ouverte le dimanche. Puis il s’installa dans le fauteuil sur son balcon, en attendant qu’il soit dix-neuf heures. Sans s’en apercevoir, il piqua du nez. Il avait grand besoin de sommeil. Il ne s’en trouva pas moins à dix-huit heures cinquante-cinq sur la place d’Österportstorg. Linda vint le chercher pour l’emmener dans la boutique vide qu’on leur avait prêtée, juste à côté. Elles avaient accroché quelques projecteurs de photographe et lui avaient installé une chaise. Il se sentit tout de suite un peu mal à l’aise, il avait peur de ne pas tout comprendre, et peut-être de rire aux mauvais endroits. Elles disparurent dans une pièce voisine. Wallander attendit. Il se passa près d’un quart d’heure. Quand elles furent enfin de retour, elles s’étaient changées et se ressemblaient. Après avoir disposé les projecteurs et le décor sommaire, elles commencèrent enfin. Leur spectacle, qui durait une heure, parlait de deux jumeaux. Wallander était tendu à l’idée d’être le seul spectateur. Les rares fois où il allait voir un opéra à Malmö ou à Copenhague, il était confortablement installé dans l’obscurité, parmi le public. Il avait surtout peur que Linda soit mauvaise. Mais il lui suffit de quelques minutes de spectacle pour se rendre compte qu’elles avaient écrit un texte astucieux qui donnait avec un humour grinçant un tableau critique de la Suède. Il leur arrivait de décrocher, leurs attitudes n’étaient parfois pas totalement convaincantes. Mais elles croyaient à ce qu’elles faisaient, ce qui rendit Wallander heureux à son tour. Quand tout fut fini, il leur exprima son étonnement, son amusement. Linda l’observait attentivement. Quand elle comprit qu’il était sincère, elle devint toute joyeuse. Elle l’accompagna sur le pas de la porte quand il s’en alla.

— J’ignorais que tu savais faire ça, dit-il. Je croyais que tu voulais tapisser des meubles.

— Il n’est jamais trop tard, répondit-elle. Laisse-moi essayer.

— Bien sûr que tu dois essayer. Quand on est jeune comme toi, on a tout le temps qu’il faut. Pas quand on est un vieux policier comme moi.

Elles avaient encore quelques heures de répétition. Il l’attendrait à la maison.

C’était une belle soirée d’été. Il marcha lentement vers Mariagatan. Il nota distraitement que des voitures le dépassaient en klaxonnant. Et il comprit que la Suède avait gagné. Il demanda à quelqu’un dans la rue comment ça s’était passé. La Suède avait gagné 3 à 1. Il éclata de rire. Puis ses pensées revinrent à sa fille. Que savait-il vraiment d’elle ? Il ne lui avait pas encore demandé si elle avait un petit ami en ce moment.

Il arriva chez lui à vingt et une heures trente. Il venait de fermer la porte quand le téléphone sonna. Il sentit aussitôt son estomac se nouer. Quand il reconnut la voix de Gertrud, il se calma un peu.

Mais il s’était calmé trop vite. Gertrud était dans tous ses états. Il eut du mal au début à comprendre ce qu’elle disait.

— Il faut que tu viennes, dit-elle. Tout de suite !

— Que s’est-il passé ?

— Je ne sais pas. Mais ton père a commencé à mettre le feu à ses tableaux. Il brûle tout ce qu’il y a dans son atelier. Et il s’est enfermé à clé. Il faut que tu viennes.

Elle raccrocha pour qu’il ne lui pose pas de questions et qu’il parte sur-le-champ.

Il garda les yeux fixés sur le téléphone.

Puis il écrivit un mot pour Linda et le posa sur le paillasson.

Quelques minutes plus tard, il était en route pour Löderup.

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